Défaut de catégorie

Alors que nous avions garé nos vélos côté Yamashina (dans un minuscule chemin trouvé au hasard d’une côte qu’à l’aide de notre unique vitesse on n’en pouvait plus de grimper) nous avons donc fini, à force de déambulations et alerté par la présence de marcheuses à talons hauts, par tomber sur ce sanctuaire incroyable, Fushimi Inari : un circuit d’escaliers en larges dalles, passant sous près de dix mille portes shinto rouges et ponctué de villages entiers d’autels, cerclait, comme le contour d’une aréole, le sommet de la montagne dominant Kyoto – et en effet (rapport aux talons) sous ces torii, des couples, des familles, des enfants essoufflés se promenaient de temple en temple, ni plus ni moins normalement que s’il étaient en plein milieu de la ville.

Le temps de faire le tour de cet incroyable chemin de procession, vêtus de nos chaussures et gore-tex – appropriés tant qu’on grimpait mais tout à fait déplacés une fois au sommet – nous eûmes le temps de comprendre que la montagne japonaise n’appartient pas à cette Nature qui s’oppose, dans les mentalités européennes, à la Culture : elle appartient aux dieux et à la religion, qui ne sont de l’ordre ni de la première, ni de la seconde catégorie. Sans doute relève-t-elle oui d’une sorte de sacré, mais à condition de ne pas le concevoir par différence avec quelque profane – c’est sans doute parce que tout, pour eux, est sacré, que les Japonais sont tellement plus respectueux que nous, au quotidien, et tellement moins jésuites une fois franchies les portes de l’église.

Ni Nature ni Culture, ni Sacré ni Profane – sans doute pas plus de Ville et de Campagne, d’Essentiel et d’Accidentel, de Transcendance et d’Immanence : c’est toute la métaphysique binaire du programme de Terminale qui se brouille et s’affole et s’effondre dans mon pauvre esprit fonctionnaire !

10 réponses à “Défaut de catégorie

  1. Le beau syndrome de Stokholm que voilà ! Si tout est sacré, rien ne l’est. Le sacré n’est possible que par contraste avec le profane, y compris si la limite est diffuse et non pas fortement marquée.
    Le sacré et le profane appartiennent au religieux qui n’a pas de rapport nécessaire avec le domaine de la moralité : je connais des bandits très pieux et des athées très droits.
    Ils sont jésuites autrement, d’une manière qui ne se laisse pas apercevoir tout de suite, voilà tout. En quoi ils sont peut-être encore plus jésuites que les jésuites d’ici : ceux-là, on repère assez vite.

  2. Comme tu défends ta France, toi ! C’est le Programme qui résiste ou quoi ?
    Si tout est sacré, rien ne l’est – d’une part c’est ce que j’ai essayé de dire : les catégories profane/sacré ne marchent plus. D’autre part tout reste sacré en un sens (positif, cette fois, et non par simple distinction avec le profane) : présence du divin (raison pour laquelle j’écris « à condition de ne pas le concevoir par différence avec le profane »).
    Le religieux a évidemment à voir avec le domaine de la moralité, en ce qu’il donne des règles, même si dans les faits elles ne sont pas toujours respectées. Quand tu parles de religieux, on dirait que tu parles de croyances, mais je parle de rites.
    Quant à dire qu’ils sont jésuites d’une manière invisible, on peut affirmer aussi que les Japonais sont Communistes (mais d’une manière invisible) ou même libertaires (manière super invisible) voire nihilistes (variante super giga de la manière invisible). C’est toi le jésuite.

  3. Oui, Monsieur, La f RAAAAnnnncce ! Et accessoirement, l’exactitude.
    Il faudrait savoir : si la distinction sacré/profane ne marche plus, et bien les termes qu’elle contient non plus. Ou alors, un de ces termes convient et alors l’autre est nécessairement présent.
    C’est comme si tu disais : la distinction entre intérieur et extérieur ne marche plus, tout est extérieur. Heu, extérieur à quoi ? A un quelque chose qui a un intérieur ou qui est cet intérieur. Retour de la distinction. Made in France ? Que non ! Made in Logic !

    La piété n’est pas la moralité et ne la commande que rarement. Puisque en effet, le religieux c’est le culte, un rituel socialisé en relation avec quelque chose de sacré (Durkheim en gros), la religion prescrit d’abord des conduites rituelles qu’il ne faut pas confondre avec des actions morales : s’incliner, jeuner, prier, faire un pèlerinage ou une balade dans un truc sacré sans l’être, tout cela, c’est du rituel dénué de toute dimension morale. C’est socialement bien vu, mais moralement nul. Les bandits sont souvent très scrupuleux avec ça. Tout cela a quelque chose du service de cour dont parle Kant : rendre à dieu un hommage dont on espère des faveurs. Ensuite, certaines croyances religieuses sont certes en rapport avec des prescriptions morales, mais force est de constater qu’elles n’ont pas tant pour effet de produire de la moralité que des conduites qui relèvent là encore de l’attitude du courtisan. Celui qui fait son devoir parce qu’il en espère une récompense n’est pas moral parce que l’enjeu de son action n’est pas le bien qu’il est sensé accomplir. La religion corrompt la morale lorsqu’elle entend la fonder.

    Ne confond pas ce que tu ne vois pas avec ce qui n’existe pas et tu verras que je ne suis pas jésuite, pas plus que toi en tout cas ! Et toc !

  4. 1. La distinction sacré/profane ne marche plus, et pourtant l’un des deux convient (faute de mieux). On peut concevoir qu’il y a deux sens dans le concepts de sacré, le sens relatif (et fonctionnant dans l’opposition au profane), et le sens absolu (défini comme « présence du divin »). Car si le sacré n’est sacré que relativement au profane et non absolument, cela signifierait que Dieu n’est sacré qu’en tant qu’il n’est pas profane – non, il est sacré parce qu’il est Dieu, c’est tout. Ce n’est pas la même chose qu’intérieur et extérieur, pour la raison que tout peut être l’intérieur ou l’extérieur d’autre chose, ce n’est absolument pas lié à des propriétés substantielles, alors que c’est substantiellement lié à la nature de la divinité d’être sacrée. De la même manière, il est un sens du mot dans lequel on peut dire qu’une pissotière ne sera jamais sacrée, même de Duchamp : elle est essentiellement liée au « profane-substantiel » – sauf bien sûr si c’est la pissotière de Dieu. Car dans ta logique « tout étant sacré rien ne l’est » on ne comprend simplement pas la possibilité d’un panthéisme. Si malgré tout cet usage (qui me semble avéré dans certains jeux de langage) du concept absolu du sacré ne te convient pas, abandonnons-le et disons simplement « une sorte de sacré » (mais tiens, c’est ce que j’avais écris dans mon texte ! anticipant la remarque du prof de philo), car il faut bien nommer les choses même approximativement (à moins de donner le mot en japonais, mais cela ne nous avancerait pas beaucoup – et j’ajoute : on a bien un problème made in France et non made in logic – tu réifies mon cher, et la référence à Kant ne te sauves pas) et de toutes façons les mots ne conviennent jamais et ce n’est pas ce qu’on leur demande, d’ailleurs (mais si tu trouves mieux je remplace).

    2. Je ne parle pas de moralité, ni de piété, je parle de respect. Ou si tu veux de déférence. Et j’avance l’hypothèse suivante : lorsque je m’étonne que les Japonais soient si respectueux d’une part, et d’autre part qu’ils aient des manières si « profanes » dans les temples (qui aussi sont des lieux de vie où l’on parle, rit, prend des photos, achète à manger, etc.) c’est peut-être que pour eux il n’y a pas cette différence entre sacré et profane : tout est-à-respecter-puisque-participant-d’une-nature-divine (ce que j’ai faiblement, je l’avoue, appelé une « sorte de sacré »). Je ne dis pas qu’il y a moralité derrière cet attachement à la déférence. Je ne dis pas qu’ils sont plus moraux. Mais il n’y a pas de distinction profane/sacré (cf. 1.)

    3. Ce qui n’est pas visible n’existe pas avant preuve du contraire. Principe d’économie ontologique. Sinon, parlons du Grand-Schtroumpf-à-Cinq-Doigts. (Et toc).

  5. Il n’est pas exclu que la sphère du rituel soit dilatée au point d’avoir absorbée celle de la moralité et de la pervertir. Parce que excuse-moi, mais parler de respect en général, c’est employer un concept moral.

    L’objection du panthéisme ne tient pas et change les termes de la question. Le sacré, c’est ce qui en ce monde est en relation avec l’absolu. D’où la coupure entre sacré et profane. Ce qui strictement signifie que Dieu n’est pas lui-même sacré. Le sacré est toujours une qualité attribuée à une chose extérieure à Dieu. Dans une perspective panthéiste, l’immanence de dieu au monde ne rend pas le monde sacré. Il est Dieu lui-même (sous un de ses rapports au moins), éventuellement avec plus d’intensité ou avec plus de lisibilité à certains endroits (les temples, jardins…) Dans ce cas, la distinction sacré/profane est inopérante, mais il n’en reste pas moins que le monde réclame en tant que Dieu des égards, des hommages. Et du coup que tout acte est frappé de duplicité : il a toujours deux sens ou deux enjeux. Son sens humain, utilitaire pour aller vite et un sens religieux parce que c’est du divin qu’on agite. ce qui doit se faire avec précaution. Mais rien de moral là-dedans. Juste une retenue, celle qu’on aurait en manipulant un objet utile dont on se dirait qu’il contient – en plus mais essentiellement – de la dynamite.

    A ton principe d’économie ontologique, je répondais par avance par un principe de prudence gnoséologique : ne pas prendre ce qu’on aperçoit pour le tout de l’être. Puisque après tout, ce que tu aperçois, c’est aussi de la dynamite et tu ne l’avais pas vu ! Fais gaffe ! Et boum !

  6. « Le sacré, c’est ce qui en ce monde est en relation avec l’absolu. » Heureux de te le voir reconnaître : la distinction sacré/profane est seconde par rapport à la détermination positive du sacré. Il peut donc y avoir du sacré sans profane (si tout en ce monde est en relation avec l’absolu).

    Je suis par ailleurs assez convaincu par ce que tu dis du panthéisme ; ta conception du respect pue le vieux kantisme et on peut tout à fait concevoir un respect purement rituel (oserais-tu dire que la politesse – qui n’a pas grand chose à voir avec la morale – n’entretient aucun rapport avec le respect, oserais-tu ?) ; enfin, la dynamite de cette prudence gnoséologique que tu affiches pour la circonstance ne me fais pas peur : sans allumette la dynamite n’est qu’un bâton comme les autres (ce que disait déjà mon « avant preuve du contraire ») – et pof, dans le cul (le bâton) !

  7. Que nenni ! Je ne reconnais rien ! Le sacré tel que défini ne peut être fait que de quelques points du monde. Il ne peut égaler le monde. Ou alors, c’est du panthéisme. De la relation, on passe à l’identité.

    On peut sans peine comprendre cette déférence comme un hommage à dieu à travers la chose dont elle est l’objet. Et donc n’y voir aucune moralité. Ce qui permet d’avoir des bandits et des jésuites : je te tue toi en tant que personne, mais je m’incline devant ce fragment de divinité que tu es aussi. Dès lors, toutes les sophistications dans le jeu sur cette duplicité sont possibles.
    Te voilà chocolat !

  8. Tu peux être en relation avec tous les membres de la famille Vinclair sans être la famille Vinclair, être en relation avec tous les points du monde sans être le monde – sauf si tu définis le monde comme le Tout ; si c’est le cas disons autrement : tout, sur Terre est sacré. Mais il n’y a pas que la Terre, dans le shintoisme notamment, il y a le Ciel aussi. Le Ciel, étant divin, n’est pas sacré, mais tout ce qui est sur Terre étant en relation avec le divin, est sacré – si bien qu’on a du divin et du sacré (sans identité entre les deux, ce n’est pas un panthéisme), mais pas de profane.

  9. Bonjour JFD, pv,

    j’ai lu les deux premiers echanges avant de manger et esperais pouvoir participer apres ma digestion, mais vous me coupez un peu l’herbe sous le pied. C’est pas grave, je marcherai dans la boue.

    Tout d’abord, bien vu le changement de titre, pv.

    La distinction sacre/profane est a la base du terme dans notre systeme binaire, comme vous le notiez, mais comment alors qualifier l’attitude de ceux pour qui cette distinction n’existe pas et qui traduisent dans leur comportement une attitude semblable a celle que pv peut observer chez les religieux de son pays (n’oublions pas que nous avons affaire a un sacre athee qui ne sait meme pas prier; il n’a donc aucune pratique du sacre/profane et est sur un plan d’observation, tant ici que la)?

    Peut-etre peut-on parler de courtoisie ou de respect, deference pensais-je pendant que vous y repondiez.

    Une attitude egale face a toutes choses : c’est assez coherent au regard de l’idee (image d’Epinal?) qu’on se peut se faire du yin et du yang.
    Alors que nous categorisons binairement blanc/noir, sacre/profane, nous devons adopter une attitude qui tende vers l’un ou l’autre, d’ou l’hypocrisie que croit deceler pv chez les jesuites.
    Si on est en revanche dans une vision ou l’equilibre est la condition, il n’y aucun sens a chercher un comportement pur, forcement desequilibre.
    Ce que pv voit comme un comportement respectueux pres et hors du temple, il semble le voir egalement dans le metro, au restaurant, etc… Cette meme attitude lui semble relachee une fois dans le temple, parce que c’est son cadre qui change. D’ou les marcheuses a talons hauts alors que lui aurait idealement echange ses godillots contre des mocassins a l’entree du temple.
    On est en droit de se demander dans ce cas pourquoi ils font des temples, mais une partie de la reponse est dans la description qu’il nous fait de ces parcours integres a la ville, qui croise la foret, etc…
    Je me demanderai donc plutot : y a-t-il des parcs en ville? Autrement dit y a-t-il une recreation de la nature ou est-ce simplement un bout de nature laisse la, respectueusement?

    Pour ma part je suis un gros hypocrite.

    saluts

    • C’est vrai, les mocassins m’ont un peu manqué, cher x & x ; et je crois que l’on est effectivement en droit de se demander pourquoi des temples, ou plus tôt pour quoi des temples, les lieux de prières n’ayant manifestement pas la même fonction qu’en Europe. Mon hypothèse est que c’est à peu près la même chose qu’avec une nappe phréatique (le Ciel) et un puits (le temple) : les dieux sont partout au-dessus de nous, mais ce sont dans les temples, comme une cabine téléphonique divine, qu’on peut rentrer en contact avec eux. De la même manière un poste de radio et des ondes : pourquoi se groupe-t-on autour du poste, alors que les ondes passent partout, pourrait-on se demander ? Parce que seul le poste a une résistance, un ampli, des enceintes, etc.

      A la question des parcs je réponds : plutôt pas trop, dans ce que nous avons vu pour l’instant – quoique le Yoyogi de Tokyo ressemble tout de même à un parc – ce sont plutôt des jardins et encore il n’y en a pas beaucoup (si l’on s’accorde pour dire qu’un parc est plus ou moins une enclave de nature dans la ville alors qu’un jardin, travaillé, pensé par les hommes, s’intègre à l’urbain).

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