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La mue

On ne se perd qu’une fois à Tokyo – la première – dont les rues tournicotent toutes de manière si singulière qu’on les reconnaît, dès lors qu’on les aura déjà foulées. Mais Kyôto, dont le plan suit un damier hippodamique, est moins dans ses rues que dans ses pions, que les dieux du shintô déplacent au rythme des saisons – il se perd donc au milieu des voies identiques, toutes perpendiculaires, où il était pourtant chez lui il y a six mois, comme sur les chemins tracés d’une forêt de béton dont la végétation aurait mué entre le printemps et l’automne.

Devant le nouveau Yodabashi camera, dont les travaux sont maintenant achevés, un trottoir qu’on ne connaissait pas déplie une promenade tranquille ; il fait bon ; les tuiles noires des temples çà et là se frayent un chemin au milieu des touffes d’érables rouges, rouges, rougies par le soleil (au baptême répondent les funérailles et l’on fête les feuilles des érables comme on aura fêté les fleurs roses des cerisiers : la vie s’écoule, d’avril à novembre – mais de décembre à mars ? sans doute est-ce le temps pour les fleurs du karma jugé, de la visite de ces enfers dont l’âme ressort dit-on trempée de force, et de la réincarnation – la grande loterie de printemps).

Ce n’est pas tout – si la ville a changé, c’est qu’il y avait pris les repères d’un analphabète, et qu’il revient en sachant lire, un peu : Yodobashi camera. Il comprend les publicités qui barbouillent les murs, et ce que crient les rabatteurs. C’était donc ça ? Les gribouillis sont devenus des mots, le béton s’est recouvert d’une fine pellicule de texte. Mais les signes, mais les significations, tout ce qui excède la matière est dans la tête : ce n’est pas Kyôto, c’est toi qui a changé.

Vous questionnerez bientôt la poulette verte

On pense encore à d’où l’on vient, on se souvient – comment c’était là-bas et du chemin qui nous mena ici. Il y a encore un peu de boue sous les chaussures et le premier appartement, comme un seuil, a gardé quelque chose d’ailleurs. Alors il faut déménager, de nouveau, d’elle à elle, en interne, pour habiter vraiment une ville.

Il se rend à un entretien. Le patron : « Te définirais-tu comme un gamer ? » Il regroupe tout ce qu’il a de courage et de force de persuasion, le bourre dans son regard et lui lance à la face comme un bélier –

C’est une langue où le même mot, もう, « mô », signifie à la fois « déjà », « bientôt », « ne…plus » et « encore ». Où 青い peut signifier « vert » ou « bleu » et où « questionner » et « entendre » sont identiques 聞く – de même qu’« oiseau » et « poulet » 鳥. Où il n’y a pas de différence entre le présent et le futur, où il n’y a ni genre, ni nombre. Où les phrases n’ont pas de sujet. Or, quand il dit « J’entends déjà les oiseaux bleus » il aimerait autant qu’on ne comprenne pas « Vous questionnerez bientôt la poulette verte ».

– « Un gamer… ? » (Il joue aux jeux vidéos une fois tous les cinq ans.)

Après trois semaines d’abstinence, ils se font installer une connexion internet. S’il s’y promène de nouveau, c’est timide, sur ses gardes, soucieux de ne pas trop donner – comme avec une amante qu’il aurait retrouvée, après qu’elle l’eut une première fois abandonné.

Ils invitent à dîner la voisine du dessus. Une dame d’une bonne quarantaine, une ancienne prof d’anglais qui vit seule avec son chat, « Monsieur Miaou ».

(Déménager encore, jusqu’à se perdre et oublier par où l’on est venu.)

Le patron : « Quels sont les jeux auxquels tu joues régulièrement ? » Ça c’est une question facile : il cite la liste que Laurent lui a donnée, et qu’il a apprise par coeur.

Monsieur Miaou aime bien faire caca dans le jardin que madame Clémence arrange pour y planter ses tomates.

C’est une langue où robinet se dit 蛇口, « ja-guchi », c’est-à-dire bouche-en-serpent, et où « dieu » et « cheveux » ont racine commune – kami – « ce qui est au-dessus ».

Je vais l’appeler Monsieur Caca, moi, si ça continue !

La voisine les invite à se rendre au feu d’artifice. Dans une rue trempée par une mer de monde, les jeunes femmes se déplacent à petits pas, fièrement dans leur tenue traditionnelle, kimono à fleurs et cheveux au henné. Désormais elle mettra sa robe Marie-Antoinette au quatorze juillet.

Attendre

Il ne faudrait pas évacuer l’eau du bain : l’été, la ville colle à la peau.

Il n’y a aucune voiture, mais le feu est rouge. Personne ne bouge. Deux occidentaux d’abord étonnés, s’imaginant ensuite qu’ils affirment là leur liberté dans un pays de moutons, traversent fièrement. On sait maintenant que lorsqu’ils attendent, c’est qu’ils ont peur.

A la vitesse où Tôkyô change, son poème sera vite périmé ! Autant ne pas accélérer les choses : il repose les livres sur l’étagère de la librairie.

Histoire des villes sans histoire

A Kanazawa, le château féodal du seigneur local (daïmyo) n’est pas exactement en réfection : il semble plutôt qu’on en construise l’exacte réplique à quelques dizaines de mètres de l’original, ou plutôt – car cet original n’était lui-même que la réplique d’un exemplaire le précédent encore et qui fut situé, lui, au lieu où s’édifie le nouvel exemplaire, dans un jeu infini de ping-pong dont chaque coup suit de vingt ans le coup précédent – une nouvelle matérialisation de la même idée initiale.

Jérôme nous a expliqué qu’il en était par exemple ainsi pour les sanctuaires sacrés, et notamment celui d’Ise (qui contient le miroir à l’aide duquel l’assemblée des huit cents divinités parvint à faire sortir la très narcissique Amateratsu, déesse du Soleil, de la grotte où elle s’était enfermée à la suite d’une dispute sanglante avec son frère Susanoo – privant ainsi le monde de son auguste lumière). De même, sans doute aussi, concernant le vieux quartier des samouraïs au sud-ouest, ou celui des geishas au nord-est, qui semblent parfaitement neufs malgré les siècles qu’il sont censés avoir traversés.

Kanazawa toute entière – ou bien que les vieux bâtiments aient été détruits au profit de constructions plus récentes, ou bien qu’ils aient été reconstruits, tous les vingt ans, comme le château – s’est donc vue complètement transformée, plusieurs dizaines, centaines de fois sans doute : et puisque les matériaux qui la composèrent initialement ont tous disparu, elle ne pourrait devoir sa qualification de ville historique qu’à la persistance de la vieille idée qui préexista à son édification (de même que le château ne peut être dit le même que parce qu’il garde, sinon la même matière, au moins la même forme) si elle n’accueillait pas en son coeur un magnifique jardin, le Kenroku-en, dont les arbres, garants de sa continuité, ont tranquillement continué de pousser saisons après saisons, et de se mirer dans les étangs, persistant dans leur identité malgré les fleurs toujours nouvelles, les feuilles et les baraquements.

La ville intérieure

1. dehors

du béton aux façades le long verre
des rues désertes

deux millions six cent mille
habitants pour un décor sans signe
traversé par des autoroutes

une ville de cubes posés près de la gare
une passerelle sous la foule aperçue
fuit le soleil

vomie d’un immeuble & ravalée par l’autre

2. à la verticale

un village de trente-deux
étages marchands du fromage
de sous-sol bondés jusqu’aux restaurants

là-haut les rues ne sont qu’un paysage en creux
pour le vertige la ville est droite
on ne s’y perdra pas on n’y entendra pas le bruit des camions

3. en-dessous

les souterrains se nouent en gares
remplies d’échoppes & l’on y tient sa gauche
des kilomètres de galeries couvertes

leur tracent une parallèle Osaka
était à l’intérieur derrière
les murs sous les rues

(Ce texte, qui n’est que le début, à peine esquissé, d’un ensemble plus long, est destiné à être complété et amendé ; il ne concerne par ailleurs que l’un des deux centre-villes d’Osaka, où nous nous rendîmes hier, Kita ; l’image représente un agent de l’ordre régulant la circulation dans un souterrain.)

Révélations

Ce qui existe, immédiatement de l’autre côté d’un immeuble, nous reste inconnu – et l’avenue parallèle, impossible de s’en faire une idée : Tokyo n’est pour l’instant formée que de cinquante rues. Dans le grand réseau de la ville, nous n’avons suivi que quelques fils, mais la marche (comme le grattage d’un banco ou l’achat d’un Mystery bag) permet de résorber progressivement cet écart entre ce qui existe et ce qui en est connu ; ainsi qu’un révélateur, elle fait passer à la conscience ce qui jusqu’alors pourrissait dans les brumes d’une imagination sans images. L’expérience du réel balaye un possible impuissant, trop vague (qu’est-ce que ça vous dit, « Tokyo » ?).

Sillonner la ville jusqu’à s’en faire une représentation, ce n’est pas différent d’apprendre une langue : les syllabes finissent par s’enchaîner, le vocabulaire à rentrer – jusqu’à ce que d’incompréhensibles gribouillis deviennent des mots et le chaos urbain un ensemble de perspectives. Le sens s’allume comme les lumières lorsque la nuit tombe. Pour l’heure, enfants de nouveau, il n’est presque aucun domaine où tout ne soit à apprendre. Nous vivons dans les gribouillis.

Illustration : menu d’un restaurant, écrit à même la porte.

Un Berlin nippon

Si les petits quartiers d’habitation, à taille humaine, sont la chair, et les os ces autoroutes qui les séparent et les relient, on trouve au bout des os, dans le squelette urbain, les articulations – les grandes gares, où les gratte-ciels flashy ont poussé sous anabolisants : Shinjuku, Shibuya, Ikebukuro… Nous nous promenons dans ces ensembles bruyants sans enthousiasme, la tête en l’air pour déchiffrer dans le brouhaha des kanjis accrochés aux parois des buildings la promesse d’un bar sympatoche ou d’un petit resto, mais il n’y a jamais ici, perpendiculairement aux rues saturées de piétons déguisés comme des personnages de manga – ils sortent de sous la terre dans la ville trouée et y retournent immédiatement – que des patchinkos (centres de machines à sou) et des parcs d’attraction, des grands magasins, des Karaoké et des bars à putes, sur des étages et des étages.

Aujourd’hui, nous préférons nous abstenir et nous contentons, en partant de chez Yannick et Hemi, de marcher au petit bonheur la chance, loin du vacarme de ces quartiers pour touristes ; nous foulons un sentier de briques roses qui longe une minuscule rivière, où les vieillards s’adonnent à la marche sportive dans des survêtements de coton gris, montons vers le nord, tournicotons dans des ruelles et, alors que rien, dans le dédale résidentiel de cette banlieue tranquille, ne le pouvait laisser présager, arrivons tout à coup dans une sorte de Berlin nippon : les maisonnettes libèrent des terrasses où des fripes à la mode prennent les rayons du soleil de fin d’après midi, une boutique crache un peu de rock, des trentenaires branchés se promènent. Une colonne de jeunes filles s’engouffre dans une librairie où l’on tourne, semble-t-il, une émission de télévision. Nous les suivons.

L’érable

Au matin, des vieillards placides promènent leur chien, ou leur canne ; des marchands clope au bec se glissent sous le store entrouvert d’une échoppe ; des restaurateurs préparent les dix tabourets d’une cantine (les ouvriers au pantalon bouffant y viendront bientôt engloutir un bol de riz aux oeufs) – mais à fouler ses ruelles si propres qu’elles en font toc, nous butons soudain sur les limites du quartier : inattendues dans le calme ambiant surgissent soudain au bout de la rue les monstres d’autoroutes superposées, trente mètres de large dans leur armature en béton, entassées par trois et charriant avec les lignes de chemin de fer des processions de voitures rugissantes vers les énormes centres, Shibuya, Shinjuku, Ikebukuro – quoi ? A l’aide d’une passerelle ou d’un souterrain, nous traversons un peu sonnés ces artères hostiles aux piétons, et tombons de nouveau, de l’autre côté, dans un quartier d’habitations minuscules, semblant (à quelques mètres du vacarme) figé dans son éternité tranquille, comme si de rien n’était. Et comme si de rien n’était nous comprenons qu’il faut nous arrêter : un érable nain déploie ses feuilles rouges devant nous.

Tokyo village

La ville est immense (on marcherait des jours, des semaines avant d’en voir le bout, et même…) et pourtant : en dehors de l’environ des gares, où poussent des colonies de gratte-ciel maquillés au néon, Tokyo ne semble être qu’une somme de villages, quartiers tranquilles ne communiquant pour ainsi dire pas les uns avec les autres, traversés de rues qui ne sont que des ruelles et au bord desquelles se serrent, juste posées sur les trottoirs, des maisonnettes de papier gris. On s’y déplace à pieds, à vélo : sous la transhumance des nuages tranquilles, les voitures sont rares – et la nuit tombe soudain, comme un pot d’encre renversé.